L’ère globale nous impose des défis inédits dont nous avons mal à saisir la gravité, de sorte que nous nous réfugions dans une sorte de déni ou d’impuissance résignée. Mais le fait est que nous nous retrouvons aujourd’hui devant les effets inattendus et non souhaités de notre agir : un agir illimité, guidé par l’hubris qui caractérise l’individu moderne depuis le tout début, tant et si bien qu’il s’avère paradoxalement hostile à la vie, à la nature, à la relation. Une partie de la philosophie du xx e siècle avait clairement entrevu la dérive prométhéique de la modernité, ses pathologies, la perte de sens et de but de l’agir ; une dérive qui, à l’ère globale, tend à la radicalisation parce qu’elle est privée des stratégies d’enrayement morales et politiques traditionnelles. Mais comme le Manifeste le souligne fermement, il est tout aussi vrai que l’ère globale représente par ailleurs une occasion inédite : pour la première fois dans l’histoire, nous pouvons nous considérer comme une seule et unique humanité. Par-delà les différences de classe, d’ethnie et de culture, nous nous retrouvons unis face aux défis et aux risques globaux mêmes qui menacent notre vie et celle des générations futures. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il faille sous-estimer les inégalités, actuellement plus profondes et radicales que jamais. Sous cet aspect, il faut affronter la question de la justice en remettant courageusement en discussion la logique acquisitive de l’économie, les mythes du progrès et de la croissance. Cela ne veut pas dire non plus qu’il faille proposer une vision idyllique et pacifiée de l’humanité. À ce sujet, je partage pleinement l’affirmation selon laquelle le conflit a une fonction émancipatrice : c’est seulement en reconnaissant la nécessité du conflit et en cultivant la capacité à le gérer que nous pourrons combattre la violence ; en somme, nous pourrons nous opposer sans nous massacrer. Du reste, nous ne saurions prendre soin de ce que nous avons en commun si nous ne nous souciions pas de la relation, de l’être- en-commun, de la commune humanité que nous formons : la terre, les ressources, les biens qui garantissent la vie présente et à venir de l’humanité. La question écologique, la sauvegarde de l’environnement et de la nature représentent un problème crucial dont nous ne mesurons pas toujours l’urgence, comme je l’ai signalé plus haut. À bon droit, le Manifeste insiste sur l’importance fondamentale de la question écologique, en soulignant la nécessité d’un retour au don que nous avons sacrifié à des intérêts matériels dont, paradoxalement, nous payons chèrement les retombées. Aujourd’hui, nous nous trouvons non seulement devant un problème de justice mais aussi devant un problème de qualité de la vie, ou mieux, devant le problème de livrer aux générations futures un monde dans lequel la vie soie digne d’être vécue. Le convivialisme est « l’art de vivre ensemble qui valorise la relation et la coopération, et qui permette de s’opposer sans se massacrer, en prenant soin des autres et de la nature ». Le soin (care) est donc à mon avis le mot d’ordre du convivialisme : care de la relation, care du monde. Mais j’estime que le soin ne peut se confiner à un sens du devoir ou à des impératifs abstraits. Il doit au contraire se fonder sur la conscience d’appartenir à une seule et même humanité, une conscience que surtout le réveil des passions peut alimenter : la passion de la lutte comme l’indignation, la passion solidaire ou empathique comme le sens de la justice, la générosité, la compassion, le sentiment d’appartenance. Autant de passions bien réelles qui se manifestent dans les multiples mouvements sociaux globaux. Il est donc essentiel, comme le Manifeste le revendique, de conjurer l’éclatement de ces mouvements, de les relier entre eux, de mettre en valeur leurs points communs afin qu’ils puissent acquérir une visibilité et devenir les précurseurs d’une nouvelle vision du monde.

Care et convivialisme. Un commentaire du Manifeste convivialiste; Quelques questions sur le convivialisme / Elena Pulcini. - In: REVUE DU MAUSS SEMESTRIELLE. - ISSN 1247-4819. - STAMPA. - 43:(2014), pp. 253-257.

Care et convivialisme. Un commentaire du Manifeste convivialiste; Quelques questions sur le convivialisme

Elena Pulcini
2014

Abstract

L’ère globale nous impose des défis inédits dont nous avons mal à saisir la gravité, de sorte que nous nous réfugions dans une sorte de déni ou d’impuissance résignée. Mais le fait est que nous nous retrouvons aujourd’hui devant les effets inattendus et non souhaités de notre agir : un agir illimité, guidé par l’hubris qui caractérise l’individu moderne depuis le tout début, tant et si bien qu’il s’avère paradoxalement hostile à la vie, à la nature, à la relation. Une partie de la philosophie du xx e siècle avait clairement entrevu la dérive prométhéique de la modernité, ses pathologies, la perte de sens et de but de l’agir ; une dérive qui, à l’ère globale, tend à la radicalisation parce qu’elle est privée des stratégies d’enrayement morales et politiques traditionnelles. Mais comme le Manifeste le souligne fermement, il est tout aussi vrai que l’ère globale représente par ailleurs une occasion inédite : pour la première fois dans l’histoire, nous pouvons nous considérer comme une seule et unique humanité. Par-delà les différences de classe, d’ethnie et de culture, nous nous retrouvons unis face aux défis et aux risques globaux mêmes qui menacent notre vie et celle des générations futures. Ce qui ne veut pas dire pour autant qu’il faille sous-estimer les inégalités, actuellement plus profondes et radicales que jamais. Sous cet aspect, il faut affronter la question de la justice en remettant courageusement en discussion la logique acquisitive de l’économie, les mythes du progrès et de la croissance. Cela ne veut pas dire non plus qu’il faille proposer une vision idyllique et pacifiée de l’humanité. À ce sujet, je partage pleinement l’affirmation selon laquelle le conflit a une fonction émancipatrice : c’est seulement en reconnaissant la nécessité du conflit et en cultivant la capacité à le gérer que nous pourrons combattre la violence ; en somme, nous pourrons nous opposer sans nous massacrer. Du reste, nous ne saurions prendre soin de ce que nous avons en commun si nous ne nous souciions pas de la relation, de l’être- en-commun, de la commune humanité que nous formons : la terre, les ressources, les biens qui garantissent la vie présente et à venir de l’humanité. La question écologique, la sauvegarde de l’environnement et de la nature représentent un problème crucial dont nous ne mesurons pas toujours l’urgence, comme je l’ai signalé plus haut. À bon droit, le Manifeste insiste sur l’importance fondamentale de la question écologique, en soulignant la nécessité d’un retour au don que nous avons sacrifié à des intérêts matériels dont, paradoxalement, nous payons chèrement les retombées. Aujourd’hui, nous nous trouvons non seulement devant un problème de justice mais aussi devant un problème de qualité de la vie, ou mieux, devant le problème de livrer aux générations futures un monde dans lequel la vie soie digne d’être vécue. Le convivialisme est « l’art de vivre ensemble qui valorise la relation et la coopération, et qui permette de s’opposer sans se massacrer, en prenant soin des autres et de la nature ». Le soin (care) est donc à mon avis le mot d’ordre du convivialisme : care de la relation, care du monde. Mais j’estime que le soin ne peut se confiner à un sens du devoir ou à des impératifs abstraits. Il doit au contraire se fonder sur la conscience d’appartenir à une seule et même humanité, une conscience que surtout le réveil des passions peut alimenter : la passion de la lutte comme l’indignation, la passion solidaire ou empathique comme le sens de la justice, la générosité, la compassion, le sentiment d’appartenance. Autant de passions bien réelles qui se manifestent dans les multiples mouvements sociaux globaux. Il est donc essentiel, comme le Manifeste le revendique, de conjurer l’éclatement de ces mouvements, de les relier entre eux, de mettre en valeur leurs points communs afin qu’ils puissent acquérir une visibilité et devenir les précurseurs d’une nouvelle vision du monde.
2014
43
253
257
Elena Pulcini
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